Qui profite du Tiers-Monde ?

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Alors bien sûr, il y a environ 6 milliards cinq cent millions d'habitants sur notre planète et ça fait beaucoup. Beaucoup trop au goût des Maîtres du Monde qui se foutent de l'humanité comme de l'an 40. Et la misère qui sévit dans le Tiers-Monde, qui en est responsable ? Et pourquoi ? Un excellent article datant de 1985 mais pourtant, rien n'a changé. Au contraire, tout a empiré....

Une bête à abattre : le tiers-mondiste

par Claude Julien

Ancien directeur du Monde diplomatique

Le tiers-monde n’existe pas. Par quel aveuglement des esprits brouillons ont-ils pu englober sous cette fallacieuse étiquette des pays aussi disparates que les petites îles du Cap-Vert et l’Inde deux mille cinq cents fois plus peuplée, la Tanzanie dépourvue de tout et le Nigéria ou le Mexique riches en pétrole, la Corée du Sud qui conquiert des marchés en Europe, ou même ces voisins que sont l’Argentine du président Alfonsin et le Chili du général Pinochet ? Depuis vingt ans, de sagaces observateurs répètent inlassablement : le tiers-monde est un "concept flou, inconsistant, indéfinissable", un fourre-tout  (1) " .

Superficie, population, ressources, vitalité économique, régime politique : tout n’est que contrastes, accentués par l’extrême diversité des héritages culturels et religieux qui, plus encore que les structures de l’Etat ou de l’appareil de production, définissent la trame de la vie quotidienne, les rapports familiaux et sociaux, le sens même de l’existence. La proximité géographique rapproche-t-elle les destins de ces pays hétéroclites ? Non, le Honduras accueille les bases d’où les maquisards partent à l’attaque du Nicaragua sandiniste. La foi en un même dieu transcende-t-elle les différences ethniques et linguistiques ? Voyez donc avec quel acharnement s’entretuent les troupes de l’Iran chiite et de l’Irak laïque. Collines de sable que déplace le vent, les immensités désertiques ne créent qu’une apparente ressemblance : c’est dans le sous-sol, pétrolier ou non, et dans la tête des dirigeants que gisent différences et antagonismes. La cause est entendue : le tiers-monde n’existe pas.

D’intolérables abus de langage ont pourtant osé l’identifier à l’extrême pauvreté, voire à la misère. Un esprit libre ne peut alors que sympathiser avec les quelques pays prospères dont les frémissements outragés, aux abords du Golfe, disent assez clairement qu’ils ne sauraient être rangés dans la pitoyable catégorie des nations prolétaires. Leur légitime indignation rejoint celle des minorités opulentes qui mettent un soin jaloux à se distinguer des populations démunies sur lesquelles elles règnent avec une bienveillance attristée...

Des voix dans le désert

NON, décidément, le tiers-monde n’existe pas. Par quelle aberration des braves gens ont-ils donc pu consacrer tant d’attention à ce non-être ? Et pourquoi, dans le même temps, d’aussi savantes études ont-elles, sur des milliers de pages, doctement expliqué qu’aucun concept ne pouvait rendre compte des multiples facettes d’une aussi complexe réalité ?

Ne vous y trompez pas. Rivalisant de cuistrerie, les uns et les autres savaient ce qu’ils faisaient. Les premiers bâtissaient sur le sable de leurs illusions romantiques un mythe que nourrissaient leurs fugaces émotions révolutionnaires avant de les rendre à leur véritable vocation : faux intellectuels, vrais conformistes balancés par l’air du temps. Quant aux seconds, ils poursuivent sans défaillance un objectif beaucoup plus pragmatique : ils s’attachent à démontrer que l’exploitation coloniale ou néo-impérialiste n’est pas "responsable de la misère du tiers-monde" , que "la liberté du marché est le moyen le plus rapide de juguler la famine" , que "le but avoué des multinationales, autrement dit le profit" , est conforme non seulement à "la confiance de leurs actionnaires qui leur ont confié leur épargne" , mais aussi aux véritables intérêts du tiers-monde en vertu de l’ "efficacité de [leurs] décisions économiques  (2) " .

Contre le pragmatisme dont se prévaut cette idéologie libérale, les arguments ne manquent pas. Ils appartiennent à des registres fort divers : aggravant la sous-alimentation ou la famine, la production agricole se développe moins vite que la population ; encouragées pour procurer des devises, les cultures d’exportation s’étendent au détriment des cultures vivrières, ce qui accroît les importations de denrées payables en devises ; les ressources minières sont en général exploitées par des compagnies étrangères, qui rapatrient chez elles de substantiels profits ; les firmes multinationales ont déplacé leurs centres de production vers le tiers-monde parce qu’elles y trouvent une main-d’oeuvre sous-payée, sans protection sociale ; les investissements étrangers éprouvent une compréhensible prédilection pour les régimes autoritaires, qui savent parfaitement juguler les travailleurs trop remuants ; les pays sous-développés ne peuvent guère peser sur les prix de leurs exportations, fixés en dehors d’eux ; leurs valeurs familiales et culturelles sont ébranlées par le choc des civilisations, accélérant urbanisation anarchique, clochardisation, délinquance. Prostitution enfantine, etc., mais aussi révolte et, bien vite, répression.

Rien de tout cela n’a jamais constitué un corps de doctrine, en raison précisément de l’extrême diversité des situations. Sur ce tableau, nul n’a jamais tenté d’élaborer une idéologie.

Plus modestement, des agronomes ont montré du doigt les résultats désastreux de certains grands travaux, des déséquilibres alimentaires, des systèmes de fixation des prix, de diverses formes d’aide : ils ont raison. Des médecins s’acharnent à répéter que leurs efforts pour soulager la souffrance n’auront qu’une portée limitée aussi longtemps que ne seront pas assurés un minimum d’hygiène, l’approvisionnement en eau potable, une diète mieux équilibrée, un meilleur contrôle des produits pharmaceutiques : ils ont raison.

Des pédagogues ont réalisé des expériences montrant à quel point il est absurde de transposer tel ou tel système d’enseignement : ils ont raison. Aux équipements lourds et chers, vite hors d’usage, que les pays industrialisés présentent comme autant de symboles du progrès, des ingénieurs ont opposé des outillages adaptés, des énergies moins coûteuses, des techniques simples et efficaces : ils ont raison. Des urbanistes, des banquiers, des officiers supérieurs, ont tout dit sur les méfaits de l’urbanisation sauvage, d’un endettement délirant, des achats d’armes et de l’installation de bases militaires : ils ont raison.

Grâce au ciel, il n’ont pas été entendus... Qu’on les laisse donc crier dans le désert. Les pratiques qu’ils dénoncent depuis deux ou trois décennies continuent de se répandre, avec toujours plus d’ampleur, des moyens plus considérables, et, bien sûr, des profits accrus.

Mais que se passerait-il si, au vu des résultats, leur diagnostic finissait par s’imposer ? Voilà bien le péril qu’il faut conjurer. Tout doit-être mis en oeuvre pour assurer la perpétuation d’un système qui, en dépit des crises, des tensions et des explosions, reste éminemment rentable. A cette fin, le meilleur moyen est encore de disqualifier ces agronomes, médecins, éducateurs, ingénieurs, urbanistes, etc. Comment ?

D’abord, en leur attribuant une doctrine qu’ils n’ont jamais élaborée, une idéologie qui n’est pas la leur. Deuxièmement, en les présentant comme des agents, conscients ou naïfs, de la subversion soviétique (3). Troisièmement, en leur attribuant des motivations qui leur sont étrangères, et notamment on ne sait quelle "mauvaise conscience" , née d’une "idéologie de la culpabilité  (4) "

De toute évidence, si le "tiers-mondisme" est né de la monstrueuse rencontre entre un complot soviétique et la générosité dévoyée de frêles individus tourmentés par leur conscience coupable, il n’a aucun avenir. Rien ne lui permettra de survivre au tableau qu’en brossent ses adversaires.

Le plus ancien paternalisme

IL est probable que ce tiers-mondisme-là n’a jamais existé que dans la tête de ceux qui le condamnent aujourd’hui avec un tel acharnement : sans doute, dans leurs jeunes années, plus ou moins staliniens ou maoïstes, ont-ils eux-mêmes été tentés de considérer le tiers-monde comme un terrain favorable à l’expansionnisme chinois, soviétique ou, plus généralement, communiste. Sans doute aussi ont-ils romantiquement considéré qu’il leur suffirait... d’éliminer l’"impérialisme" - et l’ampleur de la tâche ne les faisait pas reculer ! - pour transformer le Sahel en paradis terrestre, l’Amérique latine en foyer révolutionnaire, et l’Asie du Sud-Est en un jardin fleuri où couleraient le lait et le miel.

Quiconque ne partageait pas leurs certitudes était traité d’intellectuel petit-bourgeois. Car ils se nourrissaient, eux, de quelques brèves citations de Lénine, de phrases magiques extraites du Petit Livre rouge, des récits de vaillants guérilleros.

Avec un tel bagage culturel, ils confondaient tout, comme en mai 68 ils confondaient les CRS et les SS. Certains avaient une excuse : si leurs parents n’avaient pas affronté l’occupant nazi, ils ne pouvaient leur expliquer la différence. Mais, plus ils profitaient de la fortune ou de l’aisance de papa, plus ils se prenaient pour des juifs allemands ou pour des révolutionnaires du tiers-monde.

Le combat "anti-impérialiste" les absorbait tellement que, aveuglés par leur passion adolescente, ils dressaient, rue Gay-Lussac, d’imprenables barricades contre le seul chef d’Etat ayant osé sortir son pays de l’OTAN, critiquer la guerre du Vietnam dans le discours de Phnom-Penh, troquer ses vils dollars-papier contre le bon or de Fort-Knox.

Puis, pendant qu’ils se dirigeaient vers les rivages plus sereins de la nouvelle philosophie, de la nouvelle histoire, de la nouvelle économie, d’autres, après eux, persévéraient dans les mêmes voies d’une rhétorique fuligineuse. Peut-être se sentaient-ils coupables des "crimes du colonialisme et de l’impérialisme" ?

De tels transferts ne sont pas rares. Pour les soigner, il existe la délicate chimie des tranquillisants et les services d’un bon neurologue. Un honnête psychiatre les aurait sans doute convaincus que, étant donné leur jeune âge et leurs modestes fonctions, ils n’avaient vraiment aucune part dans les hauts faits d’armes de Faidherbe et de Gallieni, dans les massacres de Madagascar ou dans le mauvais coup du général Guillaume contre le sultan du Maroc. Et pas davantage dans les profits réalisés outre-mer par des entreprises métropolitaines, comme jadis Boussac dans l’exploitation du coton au Tchad.

S’ils ont suivi ce douloureux parcours, ils pourraient au moins se garder d’attribuer leurs propres motivations à ceux qui, depuis longtemps, analysent et dénoncent les injustices et les désastres qui s’accumulent dans le tiers-monde. Expliquer une telle action par un complot ourdi à Bakou en 1920 ou par une quelconque "mauvaise conscience" ne relève pas seulement de la "malhonnêteté intellectuelle" , comme le dit M. Jean-Pierre Cot, ou du "mensonge" , comme le dit René Dumont avec sa fougue habituelle (5). La malhonnêteté n’étant pas nécessairement stupide et le mensonge n’excluant pas automatiquement l’intelligence, il faut bien admettre, chez ceux qui attaquent ainsi le "tiers-mondisme", une confortable dose de sottise. Avec aussi une pincée de cette arrogance que fournissent les grandes certitudes, l’arrogance que manifestaient les staliniens puis les "révolutionnaires" de mai 68 : ils allaient construire, sur des bases meilleures, un monde qu’ils connaissaient si mal. Les voici donc en train de camper sur le terrain de la droite la plus classique.

Mais comme l’arrogance a toujours su se faire humble ! "Moi, l’Afrique, l’Asie, je les ai connues dans la boue, dans les camps de réfugiés" , dit le docteur Brauman dans l’interview déjà citée. Depuis plus d’un siècle, le discours n’a guère changé : "Moi, mes pauvres, je les connais dans leurs taudis et dans leur crasse" , disait la dame d’oeuvres sous la Restauration ou sous le Second Empire ; imperturbable, son arrière-petite-fille tenait le même discours en revenant de l’ouvroir au moment du Front populaire. En effet, elle les connaissait : elle leur portait à domicile des bons de repas, des vêtements chauds qu’ils ne pouvaient acheter, un peu d’argent pour le loyer auquel le salaire ne permettait pas de faire face...

L’Afrique et l’Asie ne sont pas seulement la "boue" et les "camps de réfugiés" . C’est d’abord un ensemble de pays dont la population travaille et, pourtant, parvient à peine à survivre. C’est un jeu de forces extrêmement embrouillé, aux multiples acteurs : gouvernements en place, cours du zinc ou du cacao, taux pratiqué par les banques, techniques de production plus ou moins avancées, mécanismes du marché de Londres, spéculations, sorties de capitaux, corruption, pressions de groupes économiques dont le chiffre d’affaires est supérieur au budget de l’Etat, mais aussi une culture et une manière de vivre, une attitude devant la mort, une dignité qui vaut celle de tous les "missionnaires" laïques ou religieux.

Des experts de choix

HUMBLE arrogance ! Les problèmes sont en effet tellement complexes que, dit le président de Liberté sans frontières, "il était indispensable que nous nous entourions d’experts" . Sentencieux : "On ne doit pas préjuger leurs conclusions avant la fin de l’enquête  (6) ." Conseil valable pour les autres, pas pour soi. Car, sans attendre la fin de l’enquête, le Dr Brauman conclut : "Le responsable [des drames du tiers-monde], affirme-t-on, c’est le système économique mondial, c’est la détérioration des termes de l’échange, c’est le prix injuste payé aux producteurs de matières premières. etc. Je pense que ce diagnostic est faux  (7). " Les experts savent donc, d’avance, ce qu’ils doivent démontrer. Et quels "experts" : Emmanuel Le Roy Ladurie, qui passe de Montaillou à l’économie du développement ; Jean-François Revel, qui sait tout sur le sujet ; Pascal Bruckner...

Les experts pourront choisir leur itinéraire. L’important est qu’ils parviennent au but fixé par le Dr Brauman : "Il s’agit pour nous de remettre en cause une problématique dans laquelle la pauvreté là-bas est le reflet de la richesse ici, les libertés ici s’appuient sur des absences de liberté là-bas  (8). "

Pour ce faire, il suffira aux experts de montrer que les investissements, transferts de technologie et ouvertures de crédit décidés par des firmes, banques et gouvernements qui ont leur siège en Europe occidentale ou en Amérique du Nord échappent à toute considération sur :

-  les profits qu’ils escomptent en retirer ;

-  les conditions dans lesquelles ces profits seront réalisés : bas salaire horaire, longue semaine de travail, absence de syndicats ;

-  la nature du régime en place, d’autant plus utile à la "richesse" , et à la "liberté" des nations industrialisées "ici" qu’il est plus autoritaire, plus répressif, plus apte à maintenir les classes populaires dans la pauvreté et la soumission "là-bas".

La tâche n’a rien de surhumain. Les experts devront démontrer que le décollage économique de la Corée du Sud ne doit rien à l’abominable dictature de Syngman Rhee (1948-1969), que celle-ci n’était en rien soutenue par les Etats-Unis, que les capitaux n’ont pas été alléchés par l’ordre que Syngman Rhee et son successeur ont su faire régner dans le pays, que les profits ainsi réalisés n’avaient rien à voir ni avec l’exploitation des travailleurs coréens ni avec l’efficacité de la police. Fermé le dossier coréen, ils devront montrer que la CIA n’a pas installé le président Mobutu à la tête du Zaïre, que les armes françaises n’ont pas, par deux fois, sauvé son pouvoir, que les mines (cuivre, cobalt, uranium, zinc, diamants, etc.) sont exploitées par des Zaïrois pour les Zaïrois, que le Fonds monétaire international a tort d’entretenir sur place des contrôleurs pour limiter la gabegie et la corruption de ce protégé de l’Occident, et, surtout, que tout cela profite à la population.

Sur leur lancée, les experts devront réécrire l’histoire de l’Iran, pour gommer le coup d’Etat de la CIA (1953) et "blanchir" les profits réalisés par les firmes occidentales sous le contrôle de la féroce Savak ; ils nous présenteront une version expurgée du coup d’Etat militaire au Chili, ne verront aucun lien entre les assassinats ou tortures et la restitution des entreprises nationalisées à leurs anciens propriétaires, trouveront une explication satisfaisante à l’enrichissement de quelques-uns pendant que le pays était ruiné par Pinochet ; ils prouveront que le massacre de quelque cinq cent mille personnes en Indonésie (1965) a échappé à l’attention des firmes occidentales qui ont ensuite investi dans ce pays ; ils jetteront le voile de l’oubli sur les crimes, la loi martiale et la corruption du président Marcos aux Philippines, etc.

Les mains dans la caisse et dans le sang

VIOLENCE et misère au Sud n’ont aucun lien avec liberté et prospérité au Nord. Non pas favorables aux intérêts supérieurs de l’Occident, mais très profitables à des groupes parfaitement identifiés, ces coups d’Etat et dictatures allient malencontreusement des crimes politiques (assassinats, "disparitions", tortures) à des crimes économiques (vols, détournement de fonds publics, enrichissement sans cause, exploitation de gens sans défense). Aucun témoignage, aucune confession publique ne peut établir qu’un quelconque "tiers-mondiste" ait jamais eu "mauvaise conscience" pour de tels méfaits, auxquels il n’a eu aucune part et qu’il ne cesse de dénoncer. Un auteur, dont il convient, généreusement, de taire le nom, a pu parler du "sentiment de culpabilité masochiste et suicidaire" de ceux qu’il appelle "tiers-mondistes". Un tel sentiment ne pourrait habiter que les individus qui, directement ou par intermédiaires, ont trempé leurs mains dans la caisse et dans le sang. Fort heureusement, ils sont assez coriaces pour ne pas succomber à d’aussi vaines émotions. Peut-être un remords diffus a-t-il pu hanter ceux qui, occupés à des tâches plus futiles, ont négligé de s’émouvoir de tels crimes ?

Non. Un autre auteur, qui ne mérite pas davantage de passer à la postérité, posait le vrai problème lorsque, voilà déjà deux ans, il s’en prenait aux "adeptes d’un tiers-mondisme [qui] nient ou minimisent à outrance la rivalité Est-Ouest" . Il faut oser, comme le faisait Bernanos, traiter de "farceurs" ceux qui ne savent pas voir ce qui leur saute aux yeux : depuis quarante ans, le tiers-monde est le terrain privilégié des affrontements Est-Ouest, et l’Ouest n’a cessé d’y perdre des points pour avoir soutenu les dictatures les plus corrompues. Les obsédés de l’antisoviétisme sont au créneau, mais leur regard est obstinément tourné vers l’Est. Contre les hordes mongoles qui s’apprêtent à déferler sur les démocraties, il faut enrôler, sous la bannière de la liberté, en un fraternel combat, les émules de Ngo Dinh Diem, de Batista, de Somoza... Ils s’étonnent ensuite que des peuples spoliés, humiliés, s’engagent dans des actions qui les conduiront, même s’ils ne l’ont pas voulu, vers des régimes hostiles à l’Occident, plus ou moins soutenus par l’Union soviétique. Leur étonnement sera bref : ils inviteront le Congrès des Etats-Unis à voter les crédits demandés par M. Reagan pour chasser du pouvoir quelques autres sandinistes.

Sans doute faut-il, sans hésiter, remercier dès maintenant les experts de Liberté sans frontières : au terme d’un patient labeur, ils parviendront à "découvrir" comment certains Occidentaux, au nom de la liberté et de leur prospérité, ont apporté une irremplaçable contribution à l’asservissement et à l’appauvrissement du tiers-monde. Pendant qu’ils exploreront des sentiers déjà parfaitement balisés, au moins ne feront-ils de tort à personne.

La distraction des banquiers

PLUS délicat sera, pour la fondation, l’examen de dossiers d’une aride technicité. L’un de ses experts a déjà pris, à cet égard, des risques inconsidérés. Ainsi Jean-François Revel, qui écrit : "Dénoncer l’endettement de l’Amérique latine comme une catastrophe tombée du ciel, c’est passer un peu vite sur l’usage que les gouvernements de ces pays ont fait des sommes gigantesques reçues par eux  (9). "

Mais c’est passer encore plus vite sur les raisons pour lesquelles les banques, assez peu portées à la philanthropie, ont ouvert d’aussi gros crédits à des Etats grisés par leurs projets pharaoniques. Auraient-elles lâché 800 milliards de dollars par légèreté, dans un moment d’inattention, comme par distraction ? Il conviendrait alors de les réprimander. Ignorent-elles la destination prise par les milliards de dollars dont M. Grinspun, l’ancien ministre du président Alfonsin, n’a pu retrouver la trace ? Les militaires argentins ont-ils pu les mettre en sécurité sans le concours de banques étrangères ? Celles-ci ne savent-elles pas où sont passés les capitaux qui ont fui non seulement l’Argentine, mais aussi le Venezuela ou le Mexique ? Il faudrait alors en conclure que leurs comptes sont mal tenus et, sans indemnité, licencier quelques directeurs.

Les banques ignorent-elles aussi dans quelles conditions le gouvernement de Washington contraignit le FMI, malgré ses objections, à ouvrir un crédit aux militaires argentins sans leur imposer des clauses anti-inflationnistes, ce qui précipita la ruine économique du pays ? Auraient-elles oublié quels gages elles ont pris sur les ressources naturelles du Brésil avant de lui octroyer une centaine de milliards de dollars ?

Puisque, comme le dit le Dr Claude Malhuret, "nous ne sommes que des médecins" qui devons nous entourer d’experts, deux noms s’imposent. Deux personnalités de premier plan auxquelles la fondation Liberté sans frontières semble ne pas avoir pensé et qui, pourtant, lui seront fort utiles.

D’abord M. Samuel Huntington, professeur à Harvard, qui, voilà quelques années, rédigea pour la Commision trilatérale un ineffable rapport sur la démocratie (10). M. Huntington a trouvé la solution aux problèmes de développement du tiers-monde :

"Prenez l’exemple du Brésil, qui a, dans les sept ou huit dernières années, connu un développement très spectaculaire. Il aurait eu de grandes difficultés à accomplir cela avec un régime démocratique  (11). "

Quand on pense au message par lequel, en avril 1964, le président Johnson félicitait les auteurs du coup d’Etat au Brésil, quand on rappelle que Dean Rusk et George Bail déclaraient alors que le "changement" s’était déroulé "dans le cadre constitutionnel" , quand on évoque de surcroît le rôle que le général (alors colonel) Vernon Walters, de la CIA, joua dans l’opération, on peut imaginer qu’il sera difficile de prouver, comme le souhaite le Dr Brauman, qu’il n’existe aucun lien entre "les libertés ici et les absences de liberté là-bas" , entre "la pauvreté là-bas et la richesse ici" . D’autant que le Pr Huntington fait sa déclaration en 1976 ; la période à laquelle il se réfère - "les sept ou huit dernières années" - correspond donc à la phase dure, sanglante, de la dictature militaire au Brésil. Grâce à l’absence de libertés pour les Brésiliens, les entreprises, y compris américaines, n’ont été que plus libres sous la houlette des militaires. Les effets n’en sont jamais nuls sur le compte d’exploitation.

Le Dr Brauman et le Dr Malhuret peuvent, à vrai dire, mettre en doute la compétence du Pr Huntington. Car celui-ci, dans sa hâte à sauver la démocratie au Vietnam, avait imaginé la stratégie dite de l’ "urbanisation forcée" . Le principe en était simple : par les bombardements, le napalm, les bombes à billes ou à fléchettes, les défoliants, etc., on rendait inhabitables les campagnes et les villages afin de contraindre les populations paysannes à s’entasser dans les camps de réfugiés. Elles étaient ainsi à l’abri de l’endoctrinement du Vietcong, et celui-ci, dans les espaces ainsi désertés, ne pouvait plus évoluer "comme un poisson dans l’eau". Liberté sans frontières serait donc fondée à récuser la caution de M. Huntington, coupable d’avoir trop brillamment contribué à la communisation du Vietnam.

La fondation peut alors se tourner vers un second expert, M. Friedrich A. Hayek, prix Nobel d’économie, dont les oeuvres ont été introduites en France par celui que M. Giscard d’Estaing considère comme la "meilleur économiste de France" , M. Raymond Barre. "Les pays, écrit M. Hayek, qui ont adopté le système de la libre entreprise ont été capables d’élever de manière significative le niveau de vie de leurs populations : cela vaut pour la Corée du Sud, pour le Brésil  (12). Si leurs atouts et leurs performances économiques ne sont en rien comparables, les deux pays ont en commun d’avoir pratiqué la "libre entreprise" , chère à M. Hayek et à beaucoup d’autres, sous des régimes de dictature.

Races supérieures, castes dirigeantes

POURQUQI les blâmerait-t-on ? La liberté s’épanouit dans des pays déjà industrialisés, possédant une tradition démocratique. Encore cela ne va-t-il pas sans tensions, le libre jeu démocratique aboutissant naturellement à des interventions de l’Etat pour régenter la "libre entreprise" au point que, prise dans un insupportable carcan - fiscalité, normes de sécurité, droit du travail, réglementation de la concurrence, sécurité sociale, etc., - elle ne peut plus fonctionner normalement, faire des profits suffisants pour investir et créer de nouvelles richesses. Les néolibéraux, avec M. Hayek, ne cessent de le répéter : la "libre entreprise", qui a fait merveille au Brésil et en Corée, est phagocytée par les conquêtes économiques et sociales de la démocratie (13). Il faut libérer l’entreprise.

Mais alors, que dire des pays qui ne possèdent ni industrie ancienne ni tradition démocratique ? Ils ne peuvent progresser que sous des régimes à poigne. Faute de quoi ils ne travaillent pas. Ce triste phénomène a bien souvent été observé et jugé avec la sévérité qui convenait :

"Le Noir, n’ayant aucun besoin et vivant au jour le jour sans s’inquiéter du lendemain, ne travaillera que s’il y est forcé. Le Noir ne sera civilisé que malgré lui, et, puisque la France a étendu son protectorat sur ces contrées, elle a assumé l’obligation d’y introduire le progrès et la civilisation."

Ainsi s’exprimait, au début du siècle, un éminent missionnaire (14) connaissant fort bien les Congolais, auxquels il consacra vingt-huit ans de sa vie.

Décrivant quelques années plus tôt les cultivateurs bambaras, le commandant Gallieni était bien obligé, voilà exactement un siècle, d’arriver aux mêmes conclusions :

"La routine, il faut le dire, est, pour le moment, la seule règle de ces peuplades ignorantes : ainsi ont fait leurs pères, ainsi ils feront eux-mêmes. Ils se garderaient bien, si l’impulsion ne leur vient pas d’une race supérieure, de déranger quoi que ce soit aux usages établis par leurs aïeux  (15) ."

Au Congo comme au Soudan et ailleurs, la situation n’est pourtant pas désespérée. Solidement encadré, contraint de travailler, le Noir sera civilisé malgré lui. Aussi longtemps que la "race supérieure" exerce son "protectorat" sur ces "peuplades" , elle obtient d’elles quelques résultats. Vient, hélas ! la décolonisation. Livrés à eux-mêmes, ces peuples relâchent aussitôt leurs efforts, dilapident leurs ressources. A moins qu’ils ne soient solidement pris en main par une caste supérieure - civile ou militaire, - par un régime autoritaire sachant se montrer compréhensif à l’égard des entreprises - nationales ou étrangères - qui savent ce que produire veut dire.

Mais que ces "peuplades" n’en ressentent nulle offense ! Comme elles, les classes inférieures, au siècle dernier, partout en Occident, ne travaillaient, elles aussi, que sous la contrainte et, naturellement paresseuses, osaient revendiquer à la fois une réduction du temps de travail et des augmentations de salaire :

"Nous savons ce qu’il en adviendrait avec les moeurs actuelles : la plupart du temps, les "trois-huit" serviraient au cabaret et au cabaretier. Et à qui profiterait la hausse des salaires ? Serait-ce à la femme de l’ouvrier, à ses enfants, à sa famille ? Non, messieurs. Ce serait probablement encore au cabaretier, au mastroquet du coin. Telle est la triste vérité... Si l’on veut relever l’ouvrier, il faut commencer par l’affranchir des pires exploiteurs qui le tyrannisent, c’est-à-dire de ses vices  (16) ."

Aucun antitiers-mondiste n’ose aujourd’hui transposer ce discours pour l’appliquer aux peuples du tiers-monde. Ces derniers ont pourtant besoin de tuteurs éclairés, efficaces, sachant faire preuve de fermeté communisme, parti unique, dictature militaire ou civile, contrôles policiers, élimination des trublions, milices privées dans les entreprises et les plantations. Sous la contrainte, ces peuples travaillent. Trop bien rémunérés, ils gaspilleraient leur nouvelle richesse et travailleraient moins.

Le "juste prix"

C’EST exactement ce que dit le docteur Rony Brauman, qui sans doute ne mesure pas l’exacte portée de son propos. Il s’en prend à ceux qui osent soutenir que "le responsable [de la misère du tiers-monde], c’est le prix injuste payé aux producteurs de matières premières... Ce diagnostic est faux" . Il rejoint les positions de Thomas Sowell, déjà cité (17), qui s’insurge contre "les théories modernes de l’impérialisme et du néocolonialisme" selon lesquelles "la main-d’oeuvre et les matières premières des pays du tiers-monde sont sous-évaluées et sous-payées" . Absurde affirmation puisque, ajoute Thomas Sowell, la détermination du "Juste prix" "défie la compétence des économistes depuis des siècles".

En effet. Car le juste prix n’a pas à être défini par des économistes : il est providentiellement fixé par le jeu du marché. A vrai dire, il serait plus exact de considérer que, pour la main-d’oeuvre comme pour les produits de base, s’affrontent deux définitions du juste prix. Aux yeux des salariés et des pays du tiers-monde, il sera toujours supérieur aux cours pratiqués. Déroutante avidité. Ces gens-là sont insatiables. Aux yeux des entreprises qui emploient cette main-d’oeuvre et achètent ces produits de base, le prix sera toujours d’autant plus juste qu’il sera plus bas et qu’il permettra de plus beaux profits. Ces gens-là sont aussi insatiables que les premiers. Mais ils ont des responsabilités. Qu’une entreprise soit, dans tel pays, contrainte d’augmenter les prix payés par elle, et elle ira chercher fortune ailleurs, sous des cieux plus cléments, où des gouvernements réalistes, capables d’endiguer de déraisonnables revendications, leur offriront des conditions satisfaisantes. Aussi longtemps que l’entreprise trouve de tels havres de prospérité, la démonstration est faite que, si modeste soit-il, le prix qu’elle offre est toujours juste. Exquise sérénité des lois du marché.

Augmentez les salaires : la main-d’oeuvre travaillera moins, s’engagera dans d’inutiles dépenses, s’adonnera à la débauche. Augmentez le prix des produits de base : la caste gouvernementale se grisera d’un luxe dispendieux - palais somptueux, résidences de rêve, armes sophistiquées, usines modernes qui rouillent sur place... Népotisme et corruption.

Rien n’est plus vrai. Avec une nuance. De même que, pour s’endetter, un pays a besoin de banques occidentales qui, sans désintéressement aucun, lui ouvrent des crédits chiffrés en milliards de dollars, de même il trouve des sociétés occidentales d’ingénierie pour construire ses palais présidentiels et villas ministérielles, ses palais des congrès servant une fois l’an, ses usines sophistiquées qui tournent à 30 % de leur capacité ; il trouve même des marchands d’armes - soviétiques, américains, français - qui lui vendent à crédit et vont jusqu’à subventionner ses achats. Si souvent dénoncée, la corruption n’est jamais un jeu solitaire. Elle requiert au moins deux partenaires. Dans les opérations triangulaires, elle devient encore plus profitable. Et les nations industrialisées n’y sont pour rien : les potentats du tiers-monde sont corrompus.

Dictatures et vénalité ? Certes. Jamais sans la complicité intéressée de gouvernements et de firmes qui siègent aux Etats-Unis et en Europe. Faut-il encore insister sur le rôle irremplaçable assumé par des gouvernements occidentaux dans la naissance et le maintien de ces dictatures ? Oh, il est vrai que toutes n’ont pas été fomentées de l’extérieur. Certaines sont tout à fait nationales, autochtones, indigènes, sui generis . Mais, que voulez-vous, il faut bien être réaliste... La doctrine selon laquelle la reconnaissance diplomatique est accordée à des Etats, non à des régimes, est sacrée. Et bien commode. Chaque démocratie peut ainsi librement commercer avec des régimes que sa morale condamne sans appel.

S’ils sont corrompus, si leurs ministres réclament d’exorbitantes commissions, si les contrats comportent des clauses secrètes et s’accompagnent de stupéfiantes contre-lettres, si certains paiements s’effectuent en Suisse ou aux Bahamas, si des millions s’égarent dans de mystérieux circuits, si la lettre de voiture ou le manifeste du navire ne correspond pas exactement à la cargaison, etc., il faut, là encore, garder les pieds sur terre : ou bien vous acceptez en vous bouchant les narines, ou bien un concurrent (et néanmoins allié) enlève le marché.

Le mauvais exemple vient de haut

AU même titre que le cacao, la torture et la sous-alimentation, la corruption est un produit du tiers-monde. Mais, en ces temps de mondialisation des échanges, elle circule librement. Au moment de la révolution islamique, la presse américaine a divulgué les trafics du chah et les noms des firmes, de Houston ou de New-York, qui y avaient trouvé leur compte. Aucun Occidental n’a tiré profit de l’abjecte corruption de Batista (véritable père de la révolution castriste), de Somoza (véritable père du sandinisme), de S.M. Bokassa Ier, de Marcos, de tant de potentats... La corruption appartient génétiquement au tiers-monde.

Les "races supérieures" ont un comportement radicalement différent. C’est par accident que des parlementaires américains ont touché de l’argent sud-coréen, on les a donc emprisonnés. Quel est donc ce prince généreusement acheté par Lockheed ? Non, vous vous égarez, ce n’était pas un émir d’Orient, mais le prince Bernhard des Pays-Bas. En quel pays de respectables dignitaires ont-ils été enrichis par des sociétés pétrolières pour favoriser l’installation de centrales au fuel ? En Italie. Et la France ? Ah, la France ! S’il n’y avait que les "diamants"...

Il existe une différence de nature, qu’il faut savoir sauvegarder, entre la corruption du tiers-monde et celle de l’Occident. Car ce dernier ne se défait pas aisément d’un certain savoir-vivre transmis de génération en génération. Pour ne prendre qu’un exemple récent (18), la firme General Electric est accusée d’avoir détourné, sur des contrats pour la défense, 800 000 dollars ; Pratt & Whitney doit restituer à l’Etat 40 millions de dollars ; le Pentagone a acheté des cafetières au prix de 7 600 dollars l’unité, et des marteaux à 400 dollars la pièce ; un cadre supérieur de General Dynamics s’est enfui avec 1,3 million de dollars détournés sur contrat public.

Mais il y a mieux (19) : symbole d’intégrité et de dignité en Nouvelle-Angleterre, la Bank of Boston a, "volontairement et en toute connaissance de cause" , réalisé pour 1 200 millions de dollars d’opérations frauduleuses, probablement, d’après le FBI, pour "blanchir" les fonds de la Mafia, dont le chiffre d’affaires annuel est officiellement estimé à 100 milliards de dollars. Mais cela n’a rien à voir avec le tiers-monde ? Les entreprises travaillant sous contrat avec le Pentagone vendent aussi à quantité de pays sous-développés, et la Bank of Boston a réalisé pour 73 millions de dollars d’opérations illégales avec la Banque centrale d’Haïti (20), petit pays parmi les plus pauvres du monde sur lequel le président à vie Jean-Claude Duvalier, fort de la bénédiction de grandes démocraties, étend sa main protectrice. Non, décidément, richesse et liberté ici n’ont rien à voir avec pauvreté et oppression là-bas.

Dictature et corruption, misère et incompétence : tels sont les régimes que soutiennent les "tiers-mondistes". Pour légitimer ces systèmes et, du même coup, rationaliser leur propre délire, ils ont, si l’on en croit le réquisitoire, inventé de toutes pièces une extravagante conception selon laquelle toute la richesse de l’Occident serait fondée sur le pillage du tiers-monde, toute la misère du tiers-monde étant la conséquence de cette inégale et inéquitable relation.

Inconnu sur les cartes de géographie

POUR que le désordre établi à l’échelle mondiale soit condamnable, il suffit qu’une part de la richesse des uns et de la misère des autres relève de la responsabilité d’Occidentaux. Et cette part est immense. Il suffit d’une dictature soutenue par l’Occident pour ronger ses valeurs et discréditer son discours. Et de telles dictatures sont légion.

Contrairement à ce que l’on voudrait faire croire, les "tiers-mondistes" ne préconisent pas un "transfert massif de ressources financières du. Nord au Sud  (21) " . Ils ne savent que trop, et depuis trop longtemps, où aboutissent ces libéralités. De tels transferts ont pourtant des partisans acharnés : les banques commerciales qui ont engagé plus de 800 milliards de dollars dans le tiers-monde ; les entreprises qui livrent des armes et des usines ou construisent des complexes hôteliers ; les firmes qui transfèrent leurs centres de production vers la périphérie. Ces personnages-là ne sont pas d’humbles militants de Frères des hommes, de Terre des hommes, du Comité catholique contre la faim et pour le développement, de tant d’organisations et d’associations "tiers-mondistes" qui, pratiquement sans le sou, se dépensent sans compter.

Nombreuses sont les organisations militantes qui connaissent le tiers-monde. Elles en ont même une définition. Très claire. Impossible à repérer sur une carte géographique. Non moins clairs sont les motifs qui poussent leurs infirmières et médecins, agronomes et enseignants, ingénieurs hydrauliciens et ethnologues, etc., à consacrer leur vie au tiers-monde.

Ceux-là ne vont pas mettre leur dévouement et leur compétence au service des nababs, rois nègres habillés en présidents, nouveaux riches au geste trop large, trafiquants trop distingués, ministres en Mercedes, ex-sergents sanglés dans d’étincelants uniformes. Ils ne vont pas dans n’importe quel pays. Dans les pays de leur choix, ils ne s’intègrent pas à n’importe quelle couche sociale ; ils vivent la vie des plus humbles.

Ils n’ignorent pas pour autant les gouvernements incompétents, les bureaucraties corrompues, les mécanismes des marchés, les contrats frauduleux, les projets délirants, les polices omnipotentes, les crédits qui asservissent, les faveurs qui avilissent, les exportations qui saignent le pays, les cultures qui affament, le FMI qui appauvrit, les ukases du grand protecteur démocrate, les coups d’Etat télécommandés. Ils disent que la caution apportée par l’Occident à un tel système ne sert ni les intérêts à moyen terme du capitalisme ni, bien entendu, les intérêts des peuples concernés. Une injustice doublée d’une suicidaire stupidité.

Ils veulent, comme on le leur reproche, étendre les cultures vivrières, mais non pas "à l’écart des échanges internationaux  (22) " , ce qui serait absurde. Ils souhaitent un "développement autocentré" - ce qui n’a rien à voir avec un rêve autarcique - et non pas orienté par le vent fou du libéralisme. Ils favorisent les "technologies appropriées  (23) " , moins chères et mieux adaptées que les technologies lourdes proposées par les pays industrialisés. Et ils veulent, n’en déplaise à Liberté sans frontières, un "nouvel

Publié dans LES MAÎTRES DU MONDE

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