L'empire du dollar

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Article qui date de 1985 mais qui montre bien déjà l'endettement des USA sous Reagan alors que Cheney était déjà au gouvernement. 20 ans plus tard, on comprend mieux pourquoi inexorablement la politique de Cheney et sa clique va nous mener à la troisième guerre mondiale...

L'EMPIRE DU DOLLAR

par Claude Julien

Ancien directeur du Monde diplomatique.

AVEC un très bas niveau d’inflation et la perspective d’une économie en croissance, beaucoup de gens sont attirés (par les Etats-Unis) et placent leurs capitaux chez nous. C’est nécessaire sur le plan de la comptabilité parce que nous avons un déficit commercial considérable (...) et il faut qu’en contrepartie des capitaux (étrangers) viennent chez nous." (1) Ainsi s’exprimait, le 10 janvier dernier, M. Evan Galbraith, ambassadeur des Etats-Unis en France, qui se gardait bien d’évoquer les causes de ce déséquilibre de la balance commerciale.

Le mécanisme en est pourtant bien connu : prodigieusement gonflé par les dépenses militaires, le budget fédéral enregistre un déficit annuel de plus de 200 milliards de dollars ; Washington ne peut le combler qu’en empruntant sur le marché financier ; cette forte demande contribue à faire monter les taux d’intérêt qui attirent vers les Etats-Unis d’importants capitaux étrangers, et le cours du dollar grimpe, gonflant les prix des marchandises américaines ; celles-ci, dès lors, s’exportent de plus en plus difficilement. Déficit commercial et afflux de capitaux possèdent une même cause : le déséquilibre budgétaire que le gouvernement Reagan refuse de réduire par une augmentation des impôts.

Le déficit commercial des Etats-Unis est passé de 42,7 milliards de dollars en 1982 à plus de 70 milliards en 1983 pour atteindre quelque 100 milliards en 1984. M. Felix Rohatyn, de la banque Lazard à New-York, calculait voilà quelques mois que les taux d’intérêt élevés et la forte position du dollar draineraient en 1984 environ 80 milliards de dollars de capitaux étrangers vers les Etats-Unis (2). Estimation trop prudente. M. Martin Feldstein, ancien chef des conseillers économiques de M. Reagan, évalue ce flux de capitaux à "plus de 100 milliards de dollars" (3), chiffre également retenu par le magazine Time (4).

Bien évidemment, le problème ne saurait être envisagé, comme le fait M. Evan Galbraith, sous l’angle étroit de la "comptabilité". Les "lois" de l’équilibre, que les Etats-Unis et le Fonds monétaire international s’efforce avec fermeté de faire respecter par les pays faibles et endettés, n’ont pas cours sur la scène américaine. Pour le gouvernement fédéral comme pour les cinquante Etats, mais aussi pour les familles et pour les entreprises, tout le système repose, à un degré jamais vu dans le passé, sur le déficit et le crédit. Tel est bien le seul moyen dont disposent les Etats-Unis pour assurer une onéreuse reprise (5) et faire vivre un peuple largement au-dessus de ses moyens. Seul le pays qui contrôle le dollar peut s’offrir ce luxe. Les autres en paient le prix.

"Les Américains (...) répondent à leurs besoins à court terme en empruntant sur une échelle sans précédent. Cela s’appelle vivre au-dessus de ses moyens. Le jour approche où nous devrons rendre des comptes" , écrit M. W. W. Rostow (6), ancien assistant spécial du président Johnson. "Bien que nul ne sache quand s’épuiseront les capitaux qui viennent de l’étranger, les Etats-Unis ne devraient pas continuer à vivre à crédit" , souhaite pour sa part M. Martin Feldstein (7). Un grand avocat de Washington, qui a occupé des fonctions officielles, porte un jugement plus sévère : "Tout pays , écrit-il, doit payer pour sa défense" ; c’est ce que, "par manque de volonté politique" , ne veut pas faire le gouvernement Reagan, qui ainsi "met en danger la capacité militaire" des Etats-Unis. Et il ajoute :

"L’Amérique s’est embarquée dans un effort militaire sans le payer sur son propre revenu. Elle préfère emprunter chaque semaine 2 milliards de dollars à l’étranger. Les taux d’intérêt élevés, qui résultent directement du refus de financer cet effort par l’impôt, extraient ces capitaux d’autres pays." (8)

Plus prudent par vocation, M. Willard Butcher - qui en 1981 a succédé à M. David Rockefeller à la tête de la Chase Manhattan - dit en termes nuancés qu’il faut "s’attaquer au déficit du budget fédéral" car, en faisant grimper les taux d’intérêt, il "ralentit l’investissement" , nuit à la "vitalité de l’économie" et "risque de conduire à l’instabilité" . Il s’en inquiète pour l’avenir du système bancaire, d’autant que "certaines de nos industries ont de très, très sérieuses difficultés". Pour réduire le déficit fédéral, ce qui ferait baisser les taux d’intérêt et ralentirait l’afflux de capitaux étrangers, il ne souhaite pourtant pas faire payer les Américains car "des impôts plus élevés ralentiraient à nouveau l’économie" (9). Il voit l’impasse, mais ne dit pas comment en sortir.

Toujours optimiste, M. Raymond Barre n’entre pas dans de trop complexes considérations. Il ne voit qu’un aspect du problème : la surévaluation du dollar freine les exportations américaines et favorise les ventes françaises aux Etats-Unis, comme on l’a vu par exemple pour Airbus. Aussi clame-t-il le 17 janvier : "Le dollar est fort, tant mieux pour nous." Ainsi le "meilleur économiste de France" entre-t-il en contradiction avec une analyse de plus en plus répandue aux Etats-Unis, qu’un récent éditorial de l’ International Herald Tribune (10) résume en termes simples :

"Le déficit public (...) ne peut être financé qu’en puisant dans l’épargne étrangère. C’est pourquoi les taux d’intérêt en Amérique doivent rester élevés, et pourquoi le dollar est surévalué (...). Il a monté de 50 % en quatre ans, ce qui empêche les producteurs américains de maintenir leurs exportations (...). On ne peut pas réduire le déficit budgétaire, comme M. Reagan, l’a promis, sans couper dans les dépenses militaires et sociales ou augmenter les impôts (...). Cela doit être accepté si nous voulons éviter le pire."

D’une formule lapidaire, le même article ramène à sa juste valeur la remarque euphorique de M. Barre en écrivant : "Ce qui est mauvais pour l’Amérique est mauvais pour l’ensemble du monde." Il est en effet malsain, pour l’Amérique, de vivre aussi largement au-dessus de ses moyens et, pour les autres pays concernés, de voir fuir vers les Etats-Unis des capitaux dont ils auraient le plus grand besoin pour eux-mêmes. Le seul Venezuela, où cohabitent le pétrole et la jungle, de fabuleuses fortunes et une immense misère, compte quelque 35 milliards de dollars investis aux Etats-Unis...

Rares sont les voix qui, en Europe, osent tenir un langage pourtant très courant aux Etats-Unis. "L’entêtement de l’administration Reagan est impardonnable" , écrivait quand même l’Expansion voilà quelques mois. Cette publication ajoutait que le déficit budgétaire et les taux d’intérêt élevés présentent "deux risques : faire avorter la reprise, déjà hésitante en Europe, et provoquer la banqueroute des pays (endettés) comme l’Argentine" (11). Mais, sous la forte pression des Etats-Unis, le Fonds monétaire international consacre tous ses soins à éviter de telles banqueroutes, qui casseraient le système bancaire. Pour le FMI, le remède est simple : puisque l’Argentine, en sept ans de dictature militaire, a accumulé une dette qui représente le quart du déficit budgétaire annuel de la démocratie américaine, il faut lui faire rendre gorge : austérité renforcée, baisse du niveau de vie, élargissement des zones de misère. Le même traitement est appliqué à tous les pays endettés. Seuls les Etats-Unis sont autorisés à vivre au-dessus de leurs moyens grâce à un déficit annuel qui équivaut au quart de la dette contractée en quinze ans par l’innombrable population des pays sous-développés.

Entreprises et familles vivent à crédit

ONZE fois moins peuplés que le tiers-monde, les Etats-Unis sont en 1985 sept fois plus endettés que lui. Tel est le privilège de la plus riche nation de la planète.

Vulgaire question de gros sous ? Pas seulement. Collaborateur de Die Zeit , ancien directeur de l’International Institute for Strategic Studies de Londres, atlantiste convaincu, M. Christoph Bertram élargit le débat pour le situer sur son véritable terrain :

"Au cours des quatre dernières années, les Etats-Unis ont dépensé près de 1 000 milliards de dollars pour la défense (...) et sont aujourd’hui militairement plus forts qu’ils ne l’ont été pendant ces nombreuses années où leur statut de superpuissance ne faisait pas question (...). Pourquoi donc douterait-on aujourd’hui de leur statut de superpuissance ? Parce que la force militaire n’y suffit pas (...). De gros déficits budgétaires sont maintenus sans la moindre considération pour leurs effets sur les pays en voie de développement ou sur les partenaires plus prospères de l’Amérique (...). La triste vérité est que l’Amérique a renoncé, apparemment sans regret et même avec un soupir de soulagement, aux traditions qu’elle a établies après la seconde guerre mondiale. Au lieu de relever le défi qui consisterait à formuler un ordre international annonçant coopération et stabilité pour les années 90, l’Amérique préfère poursuivre ses seuls intérêts nationaux (...). Nous sommes revenus à un monde où le puissant fait ce qu’il veut, où le faible souffre ce qu’il doit - un monde où le titre de superpuissance découle de la seule force militaire" (12).

Si, comme l’écrit M. Christoph Bertram, "l’Amérique a (ainsi) renoncé à son rôle mondial" , elle n’est pourtant pas assurée, tant sans faut, d’y trouver son compte. Car la "reaganomie" qui impose une formidable ponction sur les richesses du monde est aussi, du strict point de vue de l’intérêt américain, une politique à courte vue. Une enquête conduite par la National Association of Business Economists révèle en effet que 95 % de ses membres prévoient une récession pour 1986 au plus tard. Quelle en serait la cause ? 79 % d’entre eux l’attribuent aux taux d’intérêt élevés, et 71 % aux gros déficits du budget fédéral (13). D’après une étude de la Chase Econometrics, une brève récession, de six mois seulement, ferait passer le déficit fédéral de 200 à 500 milliards de dollars (14). Un tel cataclysme ferait des ravages dans le monde entier. Craintes excessives, car l’Amérique a bien souvent montré sa prodigieuse aptitude à réagir vigoureusement aux situations les plus difficiles ? Il est tellement rassurant, pour beaucoup d’Européens, de se confier aveuglément à la bonne étoile de leur puissant allié, de s’accrocher à son char avec la certitude qu’il fonce vers un avenir radieux... et pourtant, un éminent banquier comme M. Felix Rohatyn, dans l’article déjà cité, lance une sévère mise en garde :

"Le déficit du budget fédéral fait grossir la dette nationale deux fois plus vite que la croissance du produit national brut. Telle est la route assurée vers la banqueroute nationale (...).Nous encourageons (ainsi) la spéculation et non l’investissement. Nous achetons une prospérité à court terme en privant le reste du monde de capitaux dont il a grandement besoin, déstabilisant ainsi le système monétaire international (...). Nous serons contraints de nous attaquer au déficit budgétaire. Nous devons le faire aussitôt que possible, et de préférence avant la prochaine récession (...), en tout cas pas plus tard que le début de 1985." (15)

L’attention du public a été opportunément attirée sur l’endettement du tiers-monde, parce qu’il fait courir un gros risque au système bancaire. Mais le FMI veille au grain. Sept fois plus important est l’endettement des Etats-Unis, mais aucun organisme international n’a mission de le contrôler. Les ministres des finances et les présidents des banques centrales des cinq pays les plus riches (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne de l’Ouest, France, Japon) s’en sont inquiétés lors de leur réunion, le 17 janvier, à Washington, mais évidemment les Américains ne se sont pas laissé convaincre par leurs interlocuteurs (16). De même, les participants aux sommets de Williamsburg et de Londres avaient-ils, en 1983 et 1984, vainement marqué leur inquiétude devant les effets désastreux du déficit budgétaire américain. Souriant, M. Reagan signe volontiers les communiqués qui, à la fin de telles rencontres, réaffirment les bienfaisantes vertus économiques de l’équilibre budgétaire. Et, quelques mois plus tard, tout aussi souriant, il présente au Congrès un budget qui s’enfonce un peu plus dans le déficit.

Beaucoup plus considérable que celui du tiers-monde, l’endettement des Etats-Unis provient de trois sources principales : a) les entreprises, b) les familles, c) les gouvernements fédéral et d’Etat. Toutes trois imposent aux marchés financiers une tension de moins en moins supportable et, plus encore que la dette du tiers-monde, font courir au système bancaire un risque majeur.

L’endettement le plus important est celui des entreprises américaines, qui a atteint en 1984 la somme de 2 589 milliards de dollars, soit trois fois celui du tiers-monde (810 milliards). Mais ces deux chiffres sont-ils comparables ? Non, répond la "science" économique. Et cela pour deux raisons principales. D’abord parce que, contrairement à la plupart des pays du tiers-monde, les entreprises américaines sont solvables ; la progression du nombre des faillites ou la "nationalisation" de la Continental Illinois réduisent la portée de cet argument. Ensuite parce qu’il s’agit d’une dette "interne", contractée par des entreprises américaines sur le marché financier américain ; mais la distinction entre endettement "interne" et endettement "externe" devient de plus en plus floue lorsque la monnaie nationale sert d’unité de compte internationale et lorsque, de surcroît, des capitaux étrangers sont, en volume croissant, attirés sur le marché américain. Il reste que les emprunts contractés par les entreprises américaines viennent s’ajouter, et pour un poids trois fois supérieur, à la pression que la dette du tiers-monde exerce sur les banques commerciales, lesquelles sont engagées, à l’égard de cinq pays latino-américains seulement, pour des sommes déjà très supérieures à leurs propres dépôts (17).

Les entreprises s’endettent essentiellement pour deux raisons. D’une part, pour moderniser leurs propres équipements, qu’elles ont bien souvent laissé vieillir pendant la longue période où leur stratégie les portait plutôt à déplacer leurs centres de production vers des pays où la main-d’oeuvre coûte beaucoup moins cher. Ainsi s’est amorcé ce que l’on a pu appeler la "désindustrialisation" des Etats-Unis, l’outil de production devenant obsolète dans le textile, la sidérurgie, l’automobile, etc. ; on est ainsi arrivé au point où, pour 10 000 travailleurs, les Etats-Unis ne comptaient que 1,6 robot en 1980, au lieu de 6 au Japon et 8 en Suède (18). Il en est résulté à la fois un accroissement du chômage et un déficit commercial, la production étrangère arrivant à un moindre coût sur le marché américain. La réaction s’est fait attendre, mais, lorsqu’elle est venue, elle a pris toute l’ampleur que l’on peut imaginer : 50 milliards de dollars d’investissements pour robotiser la seule industrie automobile. Le redressement de cette dernière est spectaculaire : ensemble, General Motors, Ford et Chrysler ont enregistré en 1984 des profits de 10 milliards de dollars, au lieu de 6,15 en 1983 (19).

D’autre part, les entreprises empruntent pour diversifier leur champ d’activité afin d’éparpiller les risques. Cette politique est menée à bien par des opérations de rachat et de fusion qui, depuis quatre ans, absorbent entre 80 et 100 milliards de dollars par an - soit, chaque année, une somme plusieurs fois supérieure aux nouveaux crédits alloués par les banques aux pays du tiers-monde pour leur permettre de rembourser leurs dettes.

Gigantesque effort de modernisation, fusion de sociétés : ces deux types d’actions ont, en dix ans, porté l’endettement des entreprises de 900 milliards à 2 589 milliards de dollars. Alors que de nombreuses voix se sont élevées, aux Etats-Unis, pour déplorer les risques excessifs que les banques auraient pris dans les tiers-monde, M. David Rockefeller remarquait que les prêts les plus imprudents avaient été consentis à certaines entreprises américaines (20), notamment dans l’industrie pétrolière et les opérations immobilières.

Deuxième moyen de vivre au-dessus de ses moyens : l’endettement des familles qui, en dix ans, a triplé pour passer de 671 milliards à 1 832 milliards de dollars, soit 2,3 fois la dette du tiers-monde. De nombreux foyers ne disposent pas d’autre possibilité pour payer leur maison ou leur appartement, les indispensables équipements ménagers, l’automobile, souvent les études de leurs enfants. Les allégements fiscaux introduits par le président Reagan devaient, dans l’esprit de ses conseillers, stimuler à la fois la consommation et l’épargne. Cet espoir ne s’est pas réalisé, et le taux d’épargne des ménages, qui était de 6,7 % en 1981, est tombé à 5 % (21). Ainsi, alors que les particuliers déposent à leur compte en banque de moins en moins d’argent, ils contractent des emprunts de plus en plus importants, ajoutant ainsi aux préoccupations des banquiers.

Mais le risque, pour les banques, est moins grand qu’on ne pourrait le croire. Un emprunteur qui ne peut acquitter les traites signées pour acquérir son logement est jeté à la rue. Tel est peut-être l’aspect humainement le plus tragique de la récession en dépit de la fameuse "reprise", les Etats-Unis comptent un peu plus de 2 millions de sans-abri. De 1980 à 1984, le revenu moyen annuel des familles appartenant à la couche la plus pauvre de la population (20 % du total) a baissé de 6 913 à 5 391 dollars (- 8 %), alors que, pour la couche la plus riche (également 20 % du total), il montait de 37 618 à 40 688 dollars (+9 %) (22).

C’est surtout la couche intermédiaire qui s’endette pour essayer, tant bien que mal, de sauvegarder son niveau vie, ou pour au moins en ralentir l’inexorable dégradation. Dans cette tranche figurent les titulaires des nouveaux emplois créés au cours des trois dernières années, pour la plupart dans le secteur tertiaire avec des salaires très largement inférieurs à ceux pratiqués dans les industries à forte tradition syndicale. Les entreprises, elles, s’endettent essentiellement pour corriger les erreurs stratégiques par lesquelles elles ont laissé vieillir leur outil de production. Reste un troisième emprunteur, qui sollicite de plus en plus fortement le marché financier : les pouvoirs publics, c’est-à-dire à la fois le gouvernement fédéral, les cinquante Etats de la Fédération, les comtés, les municipalités. Là encore, leur dette a triplé en dix ans, pour passer de 543 milliards à 1 573 milliards de dollars, soit près de deux fois la dette de l’ensemble du tiers-monde. Et la part du lion revient au gouvernement fédéral, l’entité unique qui exerce la plus forte ponction sur le marché financier.

Budget militaire et déficit

EN cinq ans (1964-1968), avec à la fois la guerre du Vietnam et le coût de son projet de "grande société" (lutte contre les inégalités sociales et raciales), Lyndon Johnson n’avait pas dépassé un déficit budgétaire total de 42 milliards de dollars. En une seule année (1981), M. Ronald Reagan a enregistré un déficit de 58 milliards, et les quatre premières années de sa présidence laissent un "trou" de 547 milliards, soit les deux tiers de la dette totale accumulée en vingt ans par l’ensemble du tiers-monde.

Comme son précédesseur, M. Richard Nixon (1969-1974) eut à financer à la fois la guerre du Vietnam (plus intense que sous Lyndon Johnson) et de grands programmes sociaux. En six ans, il cumula un déficit de 70 milliards de dollars, qui paraît dérisoire si on le compare au déficit de 110 milliards qui marque, sous M. Reagan, la seule année 1982.

La guerre du Vietnam était à ce point impopulaire que ni Johnson ni M. Nixon n’osèrent alourdir les impôts pour en payer le prix. Pour l’essentiel, c’est par l’inflation qu’ils financèrent le coût des opérations militaires. Et tous deux ont "exporté l’inflation", accentuant puissamment les poussées inflationnistes qui frappaient l’ensemble du monde capitaliste, développé ou non, ainsi contraint à participer indirectement à l’effort de guerre.

M. Reagan, lui, a très fortement réduit l’inflation, atténuant ainsi les poussées inflationnistes chez les partenaires commerciaux des Etats-Unis. Mais en même temps, il a réduit les impôts tout en doublant le budget militaire (107 milliards en 1976 sous M. Carter, 221 milliards en 1984) ; il prévoit de le porter à 259 milliards cette année, à 286 milliards en 1986, puis respectivement à 325 et 359 milliards les deux années suivantes. Cette rapide progression, non compensée par un renforcement de la fiscalité, est la principale cause de l’énorme déficit budgétaire, source de tant de désordres aux Etats-Unis et dans le reste du monde.

De 1983 à 1990, le Pentagone pourra porter le nombre de têtes nucléaires stratégiques de huit mille huit cents à quatorze mille environ. En fait, tous les Américains sont d’accord pour renforcer leur potentiel militaire. Mais, jusqu’au sein de l’administration, les modalités de cet effort - et donc son coût - sont contestées. Les critiques portent notamment sur deux points : le missile MX (21 milliards de dollars) resterait vulnérable à une frappe soviétique ; le bombardier B-1 (28 milliards de dollars) serait probablement incapable de franchir les défenses soviétiques après 1990, alors que les actuels B-52, bien qu’il s’agisse d’un modèle vieilli, peuvent frapper l’URSS, à distance, grâce aux missiles de croisière qu’ils emportent en vol ; de surcroît, le B-1 ferait concurrence au bombardier "stealth" (invisible) qui sera prêt en 1990, et que les radars ennemis ne pourraient pas détecter.

M. Caspar Weinberger, secrétaire à la défense, veut aller encore plus loin en organisant une défense aérienne du continent nord-américain, en partie abandonnée depuis une dizaine d’années. Un ancien secrétaire à la défense, M. James R. Schlesinger, qui n’a jamais passé pour une "colombe", estime qu’un tel programme coûterait 50 milliards de dollars, chiffre que le Pentagone juge exagéré (23).

Le débat sur les dépenses militaires se développe au moment où la reprise économique donne des signes de fléchissement. Les commandes passées à l’industrie, qui avaient décliné de 1,6 % en juin, avaient cependant progressé de 1,8 % en juillet. Mais un nouveau ralentissement s’est manifesté en août (- 0,7 %), puis en septembre (- 4,3 %), en octobre (- 4,1 %) et en décembre (- 2,1 %). La croissance du produit national brut, qui avait atteint un taux de 7,1 % au printemps, n’était plus que de 1,9 % au troisième trimestre (24).

Malgré l’arrivée de capitaux extérieurs attirés par les taux d’intérêt élevés, rien ne garantit que l’évolution économique des Etats-Unis leur permettra de soutenir leur effort militaire. Ils n’échappent pas à la contrainte qui frappe impitoyablement tout pays endetté : il faut payer les intérêts de ces emprunts. Le Congressional Budget Office a calculé que le service de la dette publique américaine passera de 90 milliards de dollars en 1983 (soit 11 % des dépenses gouvernementales) à 214 milliards de dollars en 1989 (soit 16% des dépenses) (25). La marge de manoeuvre de Washington en sera étroitement réduite.

Tout cela en supposant que ne se produise aucun accident de parcours. "Chaque grande banque repose sur une bombe à retardement : les prêts à risques accordés à des entreprises américaines, notamment à des exploitations agricoles et à l’industrie pétrolière" , écrit M. Mortimer B. Zuckerman, éditeur de l’ Atlantic Monthly et président de US News and World Report. Il ajoute : "Nul ne court plus vite qu’un investisseur astucieux pris de peur. La course vers la banque sera invisible : pas de files d’attente de clients venant retirer leurs dépôts, simplement des messages par télex pour transférer les fonds (...). Le facteur le plus déstabilisant est l’incertitude découlant d’une économie surchargée d’un déficit de 200 milliards de dollars pour chacune des années à venir, aussi loin que le regard peut porter" (26).

Comment les Etats-Unis en sont-ils arrivés là ? Que s’est-il donc passé, en profondeur, pour qu’ils ne puissent plus fonctionner que sur la base d’un extravagant déficit budgétaire que ne parviennent pas à compenser les capitaux étrangers qui affluent chaque année ?

Pendant longtemps, la puissance économique des Etats-Unis a reposé à la fois sur le développement d’un immense marché intérieur et sur une balance commerciale largement bénéficiaire. Depuis la fin de la guerre jusqu’en 1970, leur excédent commercial cumulé atteignait environ 150 milliards de dollars. A quoi s’ajoutait le solde positif de leurs investissements à l’étranger : par exemple, de 1959 à 1970, ils portaient leurs investissements directs en Amérique latine de 8 milliards à 11 milliards de dollars, soit en dix ans un apport nouveau de 3 milliards, alors que, dans le même temps, ils en retiraient 9,4 milliards de profits. Au contraire, dans les pays développés (Europe, Canada), où la main-d’oeuvre est mieux rémunérée, ils enregistraient un solde négatif : pour la même période de dix ans, 27 milliards d’investissements nouveaux, comparés à 14 milliards de profits, soit un solde négatif de 13 milliards de profits, soit un solde négatif de 13 milliards de dollars. Mais ce déficit était financé par le solde positif des investissements dans le tiers-monde et par l’excédent global de la balance commerciale (27).

Tout bascule en 1971, année où la balance commerciale enregistre un déficit de 2,3 milliards (qui incite M. Richard Nixon à imposer une surtaxe de 10 % sur toutes les importations et à décrocher le dollar de l’or). En 1972, le déficit commercial atteint 6,3 milliards de dollars, puis 26,7 milliards en 1977, enfin 100 milliards en 1984. Cette évolution résulte d’une multitude de facteurs : relative désindustrialisation des Etats-Unis, délocalisation des centres de production par la création de filiales dans les pays à main-d’oeuvre bon marché, moindre compétitivité des produits américains fournis par les industries à hauts salaires, concurrence des "nouveaux producteurs" du tiers-monde sur le marché intérieur, etc.

Cette situation aurait eu des effets bien plus dramatiques si n’avait éclaté en 1973 la crise pétrolière. Dès lors, c’est par dizaines de milliards que, chaque année, les pétrodollars arrivent pour se recycler dans les banques américaines. Celles-ci prennent, dans le crédit au tiers-monde, le relais des fonds publics et perçoivent des intérêts confortables. Les quelques centaines de milliards de dollars ainsi prêtés au tiers-monde ont permis à celui-ci de rester client des industries occidentales, et donc d’ajourner quelque peu les effets sensibles de la récession. Mais ce système, qui fonctionne presque en circuit fermé, cesse de tourner lorsque les nouveaux prêts accordés au tiers-monde sont essentiellement destinés à lui permettre d’assurer le service de sa dette : il n’est pas en défaut de paiement, mais il cesse d’être le bon client qu’il était lorsque l’afflux des pétrodollars transitait vers lui via les banques privées.

Mais, jugé intolérable pour le tiers-monde, le déficit finance déjà une certaine reprise aux Etats-Unis. Ainsi se met en place le dispositif qui, par le gonflement des dépenses militaires, entraîne le déséquilibre budgétaire, lequel pousse vers le haut les taux d’intérêt qui attirent chaque année une centaine de milliards de dollars de capitaux étrangers. Mais "la question se pose de savoir combien de temps les Etats-Unis pourront continuer, au rythme actuel, à dépendre de l’épargne étrangère" . Ainsi s’exprime M. Jacques de Larosière, directeur général du FMI (28).

Tel est bien, en effet, le vrai problème. Et la réponse, pour complexe et hasardeuse qu’elle soit, comporte au moins quelques éléments clairs : s’il est impossible de contraindre les Etats-Unis à réduire puis éliminer leur déficit budgétaire, il faut au moins introduire "une plus grande flexibilité structurelle dans les économies des pays industrialisés" , indique le directeur du FMI, qui cite en exemple les Etats-Unis : "Flexibilité (...) notamment des marchés du travail", ce qui a permis des créations d’emplois très modestement rémunérés, surtout dans le tertiaire. Ainsi les couches les plus pauvres se sont-elles encore appauvries (29). Il faut, en outre, comme l’a fait M. Reagan, introduire des "réductions d’impôts" qui "ont contribué à stimuler la formation de capital fixe dans les entreprises", précise M. de Larosière.

Ces réductions d’impôts ont profité aux riches plus qu’aux pauvres. M. Felix Rohatyn juge ce système dangereux. "En période de haute prospérité , écrit-il, prendre aux pauvres pour donner aux gens aisés n’est pas longtemps tolérable en démocratie. Une redistribution des revenus peut ne pas résoudre tous les problèmes de pauvreté, mais l’actuel courant doit au moins être renversé" (30).

Le point de vue du FMI est, on le comprend, tout à fait autre. "Particulièrement en Europe", il faut éliminer "nombre d’obstacles et de rigidités" qui, "sous la forme d’indexation des salaires, d’une réglementation excessive des marchés du travail et de transferts sociaux, ont freiné la performance économique". De même, des "programmes d’ajustement" doivent continuer d’être mis en oeuvre dans les pays du tiers-monde, avec une plus grande "flexibilité" "dans le domaine des prix administrés, en particulier des taux d’intérêt et des taux de change, et dans celui des salaires" (31).

C’est en effet à ce prix que, dans son empire sans frontière, pourra réussir la politique économique de M. Reagan. Encore n’est-ce pas tout à fait certain. Si l’on en juge par le ralentissement de l’activité, notamment le déclin des commandes aux entreprises, le traitement, pour être parfaitement efficace, devrait prendre une forme beaucoup plus énergique. Sinon, le budget militaire américain ne pourrait pas passer à 286 milliards de dollars en 1986. Et le monde, navré, serait alors privé de cette splendide "guerre des étoiles" qu’il est si heureux de financer par des transferts de capitaux vers les Etats-Unis.

Notes :

(1) France-Inter, émission de Philippe Caloni, 10 janvier 1985.

(2) Félix Rohatyn, "The Debtor Economy : A Proposal", The New-York Review of Books , 8 novembre 1984.

(3) Martin et Kathleen Feldatein, "Deficit Control Is a Key to Full Economy Recovery", International Herald Tribune, 3 octobre 1984.

(4) "A Beastly Question", Time , 15 octobre 1984.

(5) Cf. Marie-France Toinet, "Coûteuse reprise, persistant déclin", le Monde diplomatique , janvier 1985.

(6) International Herald Tribune , 28 novembre 1984.

(7) Time , 15 octobre 1984.

(8) Alan W. Wolf, "A Country That Doesn’t Earn Its Way Puts Its Military Capacity in Jeopardy", International Herald Tribune , 22 octobre 1984.

(9) "We’ve Got to Attack High Interest Rates", interview de M. Willard Butcher, US News & World Report , 24 septembre 1984.

(10) 18 janvier 1985.

(11) L’Expansion , 22 juin-5 juillet 1984.

(12) Christoph Bertram, "America Fias Renounced Its World Role", International Herald Tribune , 29 novembre 1984.

(13) Time , 15 octobre 1984.

(14) Idem.

(15) Cf. note 2.

(16) Cf. "Europeans Ministers Fear Strong Dollar Will Lead to Trade Curbs", Financial Times , 18 janvier 1985, et "Le dollar oppose toujours les Etats-Unis aux autres grands occidentaux", la Tribune de l’économie , 19 janvier 1985.

(17) Voir page 28 l’article de Gilles Couture.

(18) Cf. le Monde diplomatique , juin 1984, page 12, note 6.

(19) "US Cars Makers’ Earnings Soar", Financial Times , 8 janvier 1985.

(20) Interview de M. David Rockefeller, US News & World Report , 11 octobre 1982.

(21) Cf. "Le comportement insolite de l’épargne privée aux Etats-Unis", Bulletin du FMI , 3 décembre 1984. Le taux d’épargne mesure la part de l’épargne dans le revenu disponible des ménages après impôt.

(22) John L. Palmer et Isabel V. Sawhill, The Reagan Record , Bellinger, New-York, 1984.

(23) "Weinberger Says Defense Needs Backup", International Herald Tribune , 18 janvier 1985.

(24) "Factory Orders Fall 4,1 %", International Herald Tribune , 22 novembre 1984.

(25) "Interest Cost of US Debt Rising Sharply", Financial Times , 28 septembre 1984.

(26) "There Are Land Mines Under America’s Big Banks", International Herald Tribune , 15 janvier 1985.

(27) Chiffres arrondis, d’après Statistical Abstract.

(28) Allocution prononcée le 29 novembre 1984 devant le Council on Foreign Relations, à New-York, in Bulletin du FMI , 17 décembre 1984.

(29) Cf. note 22.

(30) Article cité, cf. note 2.

(31) M. de Larosière, cf. note 28.

Sources : LE MONDE DIPLOMATIQUE

Posté par Adriana Evangelizt

Publié dans LES MAÎTRES DU MONDE

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J
Voici la liste de ceux qui contrôlent les (STOCK) de la réserve fédéral avec la grande famille américaine Rockefeller qui possède la (planche à billet) l'argent pour le grand peuple américain: Pour les étudiants en haute finance qui sont désireux de connaitre les grands propriétaires de l'argent américain et des intérêts qui sont versés gracieusement pour la dette publique américaine à ces grandes familles de grand banquier de haut niveau. Aussi nommée les 7 grandes créatrice d'argent qui ont droit sur la (planche à billet):<br /> 1• Banque des Frères Lazard de Paris; 2• Banques d’Israel Moses Sieff d’Italie; 3• Banque Warburg de Hambourg et d’Amsterdam; 4• Banque des Frères Lehman de New York; 5• Banque Kuhn Loeb de New York; 6• Banque Chase Manhattan de New York; 7• Banque Goldman Sachs de New York.<br /> <br /> Voici l'argent que les USA.doivent aux 7 grandes en 2009= 10.149.644.933.872,  En lettre, cela donnerait dix mille cent quarante neuf milliards six cent quarante-quatre millions neuf cent trente trois mille huit cent soixante-douze dollars. en plus clair vulgarisé: 10 milles 149 milliards, 650 milles millions divisé en 7 part égales entre les prêteurs grands usuriers des États Unis. un fait digne de livre Guiness des records du monde dans la catégorie fortune!
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A
<br /> Merci pour ces précisions, nous les inclurons dans une video future. Les Etats-Unis ne s'appartiennent plus et n'appartiennent plus aux Américains surtout. Ils sont aux Illuminazionistes. Aux<br /> Ashkenazes plus particulièrement. Ce sont eux qui règnent sur le monde. Pas les juifs comme le croient les gens. Il faut faire le distingo.<br /> <br /> <br />